Contes fantastiques complets, d’Erckmann-Chatrian


 Épisode 46

Numéro 13 de la collection NéO+ (1987)





En deux mots


Vers le milieu du XIXe siècle, Émile Erckmann et Alexandre Chatrian décidèrent de devenir « Erckmann-Chatrian ». Sous ce nom, ceux deux Alsaciens ont mené pendant un tiers de siècle une très belle carrière d’écrivain bicéphale. Comme de coutume en leur temps, ils ont publié indifféremment des romans, des nouvelles et des pièces de théâtre, puisant dans l’histoire, dans l’actualité ou dans ce qui nous intéresse ici : le « fantastique ». Nous verrons plus loin pourquoi j’utilise des guillemets…

Cet épais volume de plus de 500 pages compile plusieurs recueils de nouvelles. Il s’ouvre sur un court roman, Hugues-le-Loup, et s’achève par un texte de longueur intermédiaire, Science et génie.


Où sommes-nous ?


Trompé par la réputation de régionalistes des auteurs, je m’attendais à lire des histoires alsaciennes. En fait, à part une poignée d’exceptions situées à Strasbourg, voire à Paris, ce sont des contes rhénans, qui promènent le lecteur entre Mayence et Heidelberg, avec des pointes jusqu’à Nuremberg à l’est et Paris à l’ouest.

Au fond, c’est logique. Depuis un siècle et demi, nous cherchons nos frissons en Angleterre et aux États-Unis, mais le fantastique est arrivé en France par les traductions d’Hoffmann, à la fin des années 1820. Une trentaine d’années plus tard, nos deux auteurs déguisaient leurs nouvelles en « authentiques contes allemands », ce qui indique qu’en ce temps-là, il existait encore dans l’esprit du public une sorte de label « Deutsche Qualität » pour l’étrange. Aujourd’hui, ils auraient pris un pseudonyme américain et les auraient situées dans la campagne du Wisconsin…


Quand sommes-nous ?


Selon les nouvelles, le lecteur se promène entre la fin du XVIIIe siècle et « l’époque contemporaine » des auteurs, autrement dit les années 1840 et 1850. Cela crée de curieux effets de perspective dans quelques nouvelles, où les personnages découvrent des documents datés de l’an XI de la République, rédigés par les autorités de départements redevenus allemands depuis…

Les auteurs à la sortie du colloque
"Choucroute et fantastique", tenu à 
l'université de Gewurztraminer en juin 1865

Pourquoi c’est bien


Je vais être clair d’entrée de jeu : c’est bien. Sans ambiguïté et sans discussion pour ce qui me concerne. Mais comme toujours, « bien » est une valeur subjective qui a besoin d’être un peu précisée.

Donc, pourquoi ?

• Le style. Erckmann-Chatrian écrivaient dans le style de leur époque, celui du Second Empire, quelque chose de souriant, d’un peu distancié, d’un poil ironique, mais qu’ils mettent au service d’un propos extrêmement sérieux. Si vous avez besoin d’un point de référence disons que cela ressemble à du Jules Verne en plus nerveux. La plupart de ces contes sont courts, une dizaine de pages, ils se lisent vite, et avec plaisir.

• Le milieu. L’image de l’Allemand a brutalement changé après 1870, à un point que l’on mesure mal, vu d’ici. Ces contes sont peuplés d’Allemands pré-casques à pointe : de braves types joufflus qui vivent dans un pays de Cocagne. Ils habitent des petites villes dégoulinantes de pittoresque ou de riants villages peuplés de belles et blondes paysannes et de braves gars un peu lents. Les auberges sont accueillantes, on y mange du boudin et des saucisses, on y rigole un peu grassement et on trompe l’ennui en organisant des combats de coqs… Bref, si un jour quelqu’un a envie d’écrire des scénarios d’horreur situés dans la Comté, Erckmann-Chatrian serait une source en or. Par contraste, leurs héros sont pour la plupart des intellectuels, médecins, musiciens ou peintres, diversement faméliques mais peu désireux de le rester (la question de l’inspiration joue un rôle important dans plusieurs histoires, notamment Le requiem du corbeau et Le violon du pendu).

• Le propos. Tout ce que je disais plus haut sur le côté idyllique du décor ? C’est un décor. L’auberge du Bœuf-Gras, à Nuremberg, est adorable… mais les voyageurs qui dorment dans la chambre verte ont tendance à se pendre, comme ça, sans raison apparente. Le vin du Rhin est délicieux, mais si vous buvez une bouteille d’un certain cru, vous le regretterez… Ce brave vieux tisserand dissimule un passé trouble, marqué par un atroce coup de folie… Cette jolie petite ville déplore dix disparitions d’enfants en trois ans…


Mais alors, pourquoi « fantastique » entre guillemets ?


Parce que le terme n’a pas tout à fait le même sens dans les années 1850 qu’aujourd’hui.

Certains de ces contes n’ont qu’un rapport lointain avec le fantastique. On assiste à des amours paysannes dans Gretchen ou à des divertissements villageois dans le Combat d’ours, sans que le surnaturel y montre le bout de l’oreille. D’autres histoires, comme La voleuse d’enfants ou La montre du doyen relèveraient aujourd’hui du genre policier, ou de l’étude de la démence (Hans Storkus ou Les trois âmes).

Par ailleurs, le fantastique d’Erckmann-Chatrian n’est pas encore ce qu’il est devenu aujourd’hui, un genre de répulsion. La reine des abeilles raconte une situation clairement surnaturelle, mais sur le mode de l’émerveillement devant les prodiges de la Nature. Les bohémiens est une fable chrétienne où les auteurs rejouent la sortie d’Égypte sur le mode grotesque, avec un bourgmestre en guise de pharaon et un ruisseau à la place de la mer Rouge. Certaines histoires, prosaïques en apparence, jouent sur l’ambiguïté. Le hibou qui interrompt Le combat de coqs est-il bien un hibou, ou l’esprit d’un rabbin mécontent de voir la cour de sa synagogue convertie en terrain de jeux profanes ? Messire Tempus est-il le récit du déclin d’une coquette de province, ou celui d’une malédiction ? Le chant de la tonne, qui pose une hypothèse étrange, est-elle une simple fantaisie d’ivrogne, ou l’énoncé d’une vérité cosmique ?

Reste un bon nombre d’histoires qui relèvent clairement du fantastique, mais elles traitent d’une irruption plutôt que de jouer sur d’une lente montée d’ambiance. Vous venez de dessiner une Esquisse mystérieuse qui montre tous les détails d’un crime, les autorités croient que vous en êtes l’auteur… la question n’est pas « pourquoi ? » mais « comment sauver ma peau ? » Parfois, comme dans Le cabaliste Hans Weiland, la fuite est la seule solution. Elles fonctionnent assez souvent mieux que celles où les auteurs prennent soin d’expliquer ce qui s’est passé, comme L’araignée crabe.

Un mot des textes longs

Tous deux méritent d’être mentionnés à part.
• Dans Hugues-le-Loup, le héros, un médecin, est convoqué au château du comte de Niedeck. Ce puissant seigneur souffre chaque année d’une étrange maladie, dont les crises se font de plus en plus violentes. L’action se déroule en hiver, dans un burg immense et menaçant, peuplé entre d’autres un majordome à jambe de bois et d’un archiviste bossu, plus une sorcière que les gens du coin appellent la Peste-noire, qui rôde aux alentours… et en dépit des attentes du lecteur, il n’y est pas question de loups-garous[1].
Science et génie est une histoire hyperromantiquissime située au XVIe siècle, où un vil alchimiste persécute un sculpteur exalté, avec amours impossibles, aspirations inatteignables, morts tragiques, un incendie et l’obligatoire fin où tout le monde meurt… Je ne sais pas si c’est une œuvre de jeunesse, mais elle tranche nettement avec le reste, et pas forcément en bien. À vue de nez, « Bon, elle fait trente pages, ce sera vite passé » n’est sans doute pas la réaction qu’espéraient les auteurs.


Qu’en pensait Lovecraft ?


Lovecraft consacre un long paragraphe à Erkmann-Chatrian dans Épouvante et surnaturel en littérature, entre Maupassant et Villiers de l’Isle-Adam. Il y cite Hugues-le-Loup et plusieurs autres nouvelles, avec assez de détails pour qu’on admette que son avis est de première main… quant à savoir s'il a eu l'occasion de les lire, ou et quand, se sont des questions pour plus érudit que moi.


Pourquoi c’est rôlistique


Si vous êtes de ceux qui ne peuvent rien lire pour le plaisir, vous devriez faire un effort : parfois, la lecture est une récompense en soi. Mais sachez que réduites à leurs briques de base, ces nouvelles peuvent être recyclées en scénarios, que ce soit pour L’Appel de Cthuhu ou Maléfices. En revanche, ce ne sera pas une conversion facile ou instantanée. Elles ne rentrent pas facilement dans les boîtes que dessinent ces deux jeux – il leur manque presque toujours l’enquête qui est la base du premier, elles ne se laissent pas réduire aux stéréotypes du second[2], et elles presque toujours dépourvues d’explications.


Bilan


Un excellent cru, long en bouche et légèrement vénéneux. Que demander de plus ?



[1] Par contre, si vous avez envie d’un petit scénario Warhammer, il a quelque chose.

[2] Qui puise plus volontiers dans Seignolle ou dans Gaston Leroux.

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